Il restait à mes parents un but, une raison de vivre : moi, l’enfant rescapé

Avec le recul, j’imagine le choc qu’a été pour mes parents le déclenchement des hostilités. Toutefois, malgré leurs inquiétudes pour l’avenir, ils étaient à des lieues de pouvoir imaginer que c’était l’enfer qui se profilait à l’horizon.

Dans mon souvenir, la vie a repris son cours normal, dans le confort, le bien-être, la chaleur des miens qui m’entouraient. Rien ne pouvait arriver, puisque mes parents étaient là, me protégeaient, et il n’était pas imaginable pour l’enfant que j’étais d’en être séparé. Jamais ! Extraordinairement, cette confiance, ce sentiment que rien ne pouvait interrompre ce bonheur, je les ai gardés très longtemps.

Et pourtant, les événements aggravants se succédaient à un rythme régulier. Les lois anti-juives, les brimades, l’étau qui se resserrait, je ne garde que très peu de souvenirs de ces périodes. Était-ce mon extrême jeunesse ? La chaleur et l’affection de mes parents ? Ma confiance aveugle en leur pouvoir de protection ? Sans doute tout cela à la fois.

La première fissure s’est produite au début de l’année 1942. Un événement particulièrement tragique, car il marque une brisure dans notre cellule familiale, une brisure qui nous a déchirés à jamais : « la première déportation ». Une blessure qui ne s’est jamais refermée.

Première déportation

Ordre à toute la population juive de se rassembler sur la grande place du marché (en face de notre maison). La bousculade, la panique générale, les hurlements des SS avec leurs chiens menaçants, les fouets qui claquaient, cela est demeuré en moi bien présent, mais très flou et lointain. Ce que je ressens toujours, c’est la force de la pression de la main de ma maman qui me serrait et ne m’a jamais lâché durant cette période de terreur où nous avons été séparés les uns des autres. Je me rappelle m’être retrouvé dans un des groupes, aligné en rang à côté de maman qui tenait toujours ma main serrée dans la sienne. Face à nous, un autre groupe, au premier rang duquel j’ai reconnu mon père. Il était hors de question de pouvoir se parler, les SS circulaient entre les rangs en aboyant des ordres.
Malgré les années écoulées, ce qui a suivi est resté tragiquement présent en moi. Mon père a fixé intensément maman et l’a interrogée du regard en soulevant ses sourcils. Ma mère lui a répondu de la même manière, une dénégation qui signifiait « je ne sais pas ». J’ai lu toute l’angoisse dans leur regard.
J’ai bien compris le sens de la question : où sont Louzerel et Chajale, mon frère et ma sœur ? Il faisait déjà nuit lorsque nous avons regagné notre maison. Aucune parole n’a été échangée entre mes parents tout au long du trajet. Le désespoir du monde entier était sur leurs épaules.
Une fois devant l’entrée de notre maison, mon père a mis la main sur la poignée de la porte, il n’a pu aller jusqu’au bout. Il a laissé tomber la tête sur sa main et a éclaté en sanglots.
Je n’ai jamais oublié ces instants. Je cherche mon grand-père ; était-il avec nous ou nous a-t-il rejoints plus tard, je ne saurais le dire.
Une sélection s’est faite dans ma mémoire, en fonction de l’intensité ressentie lors des drames successifs.

Des jours qui ont suivi, il me reste le souvenir de la fébrilité qui régnait à la maison. Maman m’a raconté qu’ils avaient remué ciel et terre, en payant tous ceux qui prétendaient pouvoir nous indiquer la destination de leur convoi et pourraient les sauver.
Naturellement en vain. Mais pendant quelque temps, cela leur a permis de s’accrocher à un espoir, d’agir. Hélas, la destination du convoi était Maïdanek ou Sobibor ou Treblinka. Camps d’extermination, immédiate. Personne n’est jamais revenu de cet enfer. La dernière image que j’ai gardée d’eux, je l’ai à travers le témoignage d’un camarade de mon frère. Je me souviens de son nom, je ne retrouve pas les traits de son visage (Avroumele Szylkrot).

Il les a aperçus dans le convoi. Ils marchaient, ma sœur tenant mon frère par la main. Combien de temps ont-ils pu rester ensemble ? J’imagine leur panique et leur détresse. Combien de temps ont duré leurs souffrances avant qu’ils ne soient délivrés par la paix de la mort ? J’ai envie de crier, de hurler « Pourquoi ? ».

Dans mon souvenir, la vie a repris son cours normal. Insouciance et jeux. Jeux cruels : nous nous disputions le rôle du chef SS, uniforme noir, le plus impitoyable.
Étais-je vraiment totalement inconscient des drames successifs qui venaient de nous déchirer à jamais ? Probablement pas. J’en ai la preuve en essayant de me remémorer cette période. Je me revois bien jouant avec les autres enfants. Je pense à notre rue, notre maison. Je revois bien tout ceci, mais baignant dans un brouillard de ciel gris, chargé de gros nuages menaçants. Alors que mes souvenirs « d’avant » défilent avec un soleil radieux. Et pourtant, le soleil devait bien continuer de briller – mais plus pour nous. Et mon cœur d’enfant l’a complètement évacué. Toutefois, le caractère définitif des changements m’échappait. Tout ceci ne pouvait être que provisoire. La vie allait reprendre avec tous les miens, de nouveau réunis.

Malgré leur douleur, il restait à mes parents un but, une raison de vivre : moi, l’enfant rescapé. Comment le protéger et le soustraire aux dangers futurs qui se profilaient à l’horizon ? Le sursis dont nous avons bénéficié ne pouvait durer longtemps. Une deuxième vague de « nettoyage » était imminente. Se sentant pris au piège, car il n’y avait aucune possibilité de fuite, ils voulaient sauver l’enfant qui leur restait.
Ma maman avait une nombreuse famille à Varsovie. Frères et sœurs qui se trouvaient, naturellement, enfermés dans le ghetto.
Malgré l’horreur toujours dépassée dans les événements, la population ne pouvait encore imaginer l’inimaginable : une extermination méthodique et totale d’un peuple. C’est ainsi que le ghetto de Varsovie leur est apparu comme un lieu sûr.
En effet, une ville avec des centaines de milliers d’hommes, femmes et enfants ne pouvait subir le même sort qu’un petit village ou une petite ville de quelques milliers d’âmes. Par conséquent, dans leur désarroi, cet endroit a semblé un refuge sûr, un sanctuaire pour l’enfant qui leur restait. Encore fallait-il pouvoir y entrer.

Henri ROZEN-RECHELS, Je revois… Un enfant juif polonais dans la tourmente nazie, Paris, Le Manuscrit, Collection Témoignages de la Shoah, 2012, pp.50-54