En août 1942, à Lwow, nous vivions dans une angoisse et une peur constante

En août 1942, à Lwow, nous n'avions pas encore de ghetto en tant que tel. Plusieurs rues étaient exclusivement réservées aux Juifs. C'est ainsi qu'a été constitué un secteur juif, formé de quelques rues isolées du troisième district de Lwow, comme les rues Panienska, Waska, Ogrodnicka, Sloneczna et d'autre.
Nous vivions ici dans une angoisse et une peur constante. Deux semaines avant la déportation déjà, les gens parlaient partout du malheur à venir. Nous désespérions. Nous savions déjà ce que signifiait le mot « déportation ». Il se disait qu'un ouvrier avait réussi à s'échapper du peloton de la mort à Belzec, l'un de ceux qui avaient construit les chambres aux premiers jours de l'édification de l'usine de la mort, et qu'il parlait d'une « maison de bains », qui était en fait un bâtiment prévu comme chambre à gaz. Il prédisait que de toutes les personnes obligées d'entrer là, aucune ne reviendrait.
Il se chuchotait aussi que l'un des Ukrainiens employés dans la mise à mort des Juifs avait dit à sa petite amie ce qui se passait à Belzec. Epouvantée, elle avait considéré de son devoir de répandre la nouvelle et d'avertir les condamnés. C'est ainsi que les nouvelles de Belzec nous sont parvenues.
La légende de Belzec devint ainsi une vérité connue de nous et qui nous fit tous trembler de peur. Plusieurs jours avant le 10 août, les gens terrifiés erraient en vain dans les rues du secteur juif, se demandant les uns les autres: « Que pouvons-nous faire? Que pouvons-nous faire ? »

Puis est arrivé le 10 août. Tôt le matin, les gardes ont bloqué toutes les rues menant hors de la zone. Tous les deux ou trois pas, la Gestapo, les SS et le Sonderdienst  parcouraient les rues par groupes de cinq et six.
La milice ukrainienne leur était très utile. Deux semaines plus tôt, le Generalmajor  Katzrnan (9), le voyou en chef de Lwow et de la Malopolska orientale, avait déjà publié des certificats pour certains lieux de travail. Quelques employeurs obtinrent aussi des certificats du commissariat de police sur la place Smolki. De tels « chanceux» furent rares. La majorité, de crainte de mourir, cherchait des moyens de salut, de se cacher ou d'évasion, mais en fait, nul ne savait que faire ou comment se sauver.
Dans le même temps, les patrouilles avaient fouillé, maison par maison, chaque coin et recoin, pendant plusieurs jours. Certains hommes de la Gestapo vérifiaient les certificats et d'autres non ; ceux qui n'avaient pas de certificats et ceux dont les certificats n'étaient pas reconnus furent conduits de force hors de leurs maisons sans être autorisés à prendre le moindre vêtement, ni même une tranche de pain. Ensuite, la Gestapo rassembla des foules de gens et ceux qui résistaient recevaient une balle dans la tête. J'étais dans mon atelier, je travaillais, mais n'avais aucun certificat ; j'ai donc fermé la porte et n'ai pas répondu, car je les avais entendus en finir avec d'autres. La Gestapo a démoli la porte, m'a trouvé dans une cachette, m'a frappé sur la tête avec un fouet et m'a emmené. Ils nous ont tous entassés dans des tramways, trop serrés pour nous déplacer ou pour respirer et nous ont conduits au camp de Janowska. C'était déjà le soir. Ils nous ont rassemblés en un cercle fermé dans un grand pré; nous étions six mille. On nous a ordonné de nous asseoir et interdit de nous lever, de bouger, ou d'allonger un bras ou une jambe. Un projecteur jouait de sa lumière sur nous depuis une tour ; c'était illuminé comme en plein jour. Encerclés par des voyous armés, nous étions assis, incroyablement entassés, tous ensemble, jeunes et vieux, des femmes et des enfants d’âges divers. Plusieurs tirs précis ont retenti ; quelqu’un s’était levé ; peut-être avait-il voulu se faire tuer.

Nous sommes restés assis ainsi toute la nuit. Il y avait un silence de mort. Ni les enfants ni les femmes n’ont pleuré. A 6 heures du matin, ils nous ont ordonné de nous lever de l’herbe humide et de nous rassembler par quatre, et les 1ongues rangées des condamnés ont marché jusqu'à la gare de Kleparow. La Gestapo et des Ukrainiens nous ont  entourés en rangs serrés.
Personne, absolument personne ne pouvait s’échapper. Ils nous ont rassemblés sur la rampe à la gare. Un long train de marchandises attendait, juste devant la rampe. Il y avait cinquante wagons. Ils ont commencé à nous charger. Les portes coulissantes des wagons avaient été ouvertes et la Gestapo se tenait des deux côtés, deux sur chaque côté avec des fouets à la main frappant chacun sur le visage et la tête au passage. Toute la Gestapo frappait les gens. Nous avions tous des marques de coups au visage  et des bosses sur la tête. Les femmes sanglotaient et les enfants pleuraient, étreignant leurs mères. Il y avait des femmes avec des bébés au sein parmi nous. Conduits par la Gestapo qui continuait à frapper les gens impitoyablement, nous trébuchions les uns sur les autres. L’entrée était haute, les gens devaient monter, se bousculant – nous nous pressions, nous voulions en finir avec ça. Un homme de la Gestapo avec une mitraillette était assis sur le toit de chaque wagon. La Gestapo frappait les gens et en comptait une centaine à l’intérieur  de chaque wagon. Tout s’est passé si vite qu’il n’a pas fallu plus d’une heure pour charger plusieurs milliers de personnes.
Dans notre convoi, il y avait beaucoup d’hommes, y compris des travailleurs avec différentes sortes de certificats de travail, supposés être des « garanties » des petits enfants et des plus grands, des jeunes filles et des femmes plus âgées.

Ils ont finalement scellé les wagons. Entassés dans une foule de gens tremblants, nous étions debout, serrés, pratiquement les uns sur les autres. C’était étouffant, il faisait chaud et nous étions proches de la folie. Pas une goutte d’eau, pas une miette de pain. Le train s’ébranla à 8 heures du matin. Je savais que le chauffeur et l’ingénieur dans la locomotive étaient des Allemands. Le train roulait vite, mais cela nous paraissait très lent. Il s’arrêta trois fois, à Kulikow, Zolkiew et Rawa Ruska. Les arrêts étaient probablement nécessaires à la coordination du trafic ferroviaire. Pendant les arrêts, la Gestapo descendait des toits des wagons et empêchait quiconque de s’approcher du train. Ils ne nous autorisaient même pas une goutte d’eau que des gens voulaient donner, par pitié, par la petite fenêtre grillagée, à ceux qui s’évanouissaient de soif.

Nous repartîmes. Personne ne dit mot. Nous étions conscients que nous étions amenés à la mort, que rien ne pouvait nous sauver : apathiques, pas un seul gémissement. Nous pensions tous à une chose : comment nous échapper. Mais il n’y avait aucune possibilité. Le wagon de marchandises dans lequel nous nous trouvions était tout neuf, la fenêtre si étroite que je n’aurais pas pu me glisser à travers elle. Il devait être possible de forcer les portes d’autres wagons, parce que nous entendions des tirs sur les évadés toutes les deux ou trois minutes. Personne ne disait rien à personne, personne ne consola les femmes qui se lamentaient, personne n’empêcha les enfants de sangloter. Nous le savions tous : nous allions à une mort certaine et horrible. Nous regrettions que ce ne soit pas déjà fini. Peut-être quelqu’un s’est-il échappé, je ne sais pas… L’évasion ne pouvait être tentée que du train.
A midi environ, le train atteignit la gare de Belzec.

Rudolf REDER, "Témoignage devant la Commission historique provinciale de Cracovie (1946)", Aktion Reinhardt. La destruction des Juifs de Pologne, 1942-1943. I. Chroniques et témoignages, Revue d'Histoire de la Shoah, Janvier/Juin 2012, n°196, pp.63-66