Éloigner l’homme du désespoir

L’étonnement est profond, pour ceux qui n’ont pas vécu à Buchenwald, d’apprendre qu’une vie culturelle y ait pu subsister. Tant au block des Invalides du petit camp que dans les blocks français du grand camp. Ce fait historique s’inscrivait dans l’esprit de solidarité et d’entraide né des nécessités complexes de la survie, de la démarche même de la Résistance.

L’impérieux besoin de maintenir une vie culturelle se justifiait par l’action quotidienne de la lutte, il était partie intégrante de son développement. Si un demi-morceau de sucre attribué au bon moment pouvait aider un homme à tenir encore, un poème pouvait, un instant précieux, éloigner sa pensée du désespoir. Ceux qui, par les moyens de la vie spirituelle s’occupaient de sauver les hommes se préservaient eux-mêmes de l’annihilation.

Fernand Belino racontait comment au Block des Invalides s’organisaient, par petits groupes, des conférences. Benjamin Crémieux parlait de l’Histoire de la littérature, Maspéro d’Egyptologie, cependant que le jeune Pierre Halbwachs y créait un choeur. Le chant montait de ce fond de misère physiologique abomidable, masquant pour un temps, l’insoutenable réalité. Les yeux demeurant ouverts sur l’horreur, le rêve s’y substituait devenant lui-même cette indestructible réalité de l’intelligence en action aidant le coeur à battre encore. Gagner du temps, maintenir en vie des combattants, échapper à la négation des corps par la force de l’esprit, c’est à cet incessant combat que participa aussi, la Culture. Avec les faibles moyens dont nous disposions.

Ces moyens, quels étaient-ils ? Un peu de papier, des bouts de carton, des morceaux de crayons usagés, si petits que nous en prolongions les dimensions par des cornets de papier afin de mieux les tenir aux bouts des doigts. Beaucoup d’effort de mémoire et surtout une absolue volonté qui nous venait des autres mieux que de nous-mêmes parfois et nous faisait tenir debout parce que nous nous sentions utiles.

L’étonnement là aussi se manifeste : « Vous aviez donc du papier ? ». Et bien, oui. Ce papier, c’étaient de vieilles circulaires SS et des cibles de tir trouées. Il ne nous était pas fourni pour satisfaire à nos nécessités culturelles, mais aux besoins physiques de milliers d’hommes qui s’accrou-pissent quotidiennement parce qu’ils ne sont pas des anges. Nous en découpions les blancs ou en utilisions les versos, non imprimés pour écrire, pour dessiner. Les bouts de crayon nous étaient abandonnés par les Stubendienst qui en recevaient afin de rédiger les états signalétiques journaliers exigés par l’administration : tant de morts dans la nuit, tant de rations de pain, etc… Obtenir ces précieux bouts de crayon qui leur étaient octroyés chichement était une aubaine qui exigeait parfois de louables efforts de conviction et de diplomatie.

Il m’en venait de différents blocks ainsi que des morceaux de papier découpés avec soin et je n’ai jamais prêté assez d’attention à ceux qui se déplaçaient pour me les offrir. Il me paraissait qu’ils faisaient tout normalement ce petit boulot afin que je puisse faire le mien, que c’étaient des actes qui s’inscrivaient, sans histoire, dans la nature des choses. Qui, un jour m’apporta sans que je lui en ai fait la demande, une petite bouteille d’encre de chine et une plume à dessin ? Celui-là travaillait au bureau des Plans S.S. Il avait tout bonnement risqué sa vie à y opérer ce qui, aux yeux de nos sbires, s’apparentait à un larcin. Je ne me souviens pas même de l’avoir remercié. Par quelle voie, sinon celle de l’Organisation clandestine du Comité des intérêts français et en ce qui me concerne celle tout aussi secrète de mon Parti, ai-je pu obtenir, venant de l’Effectenkamer, la restitution prodigieuse d’une minuscule boîte d’aquarelles qui gisait au fond du paquetage de mes objets personnels confisqués lors de mon arrivée au camp.

Les morceaux de carton qui servirent à la confection des décors de la pièce qu’avait écrite Christian Pineau et qui fut jouée dans la nuit de Noël 1944 au block 34, d’où provenaient-ils ? Tout simplement des débris d’emballages des colis Croix-Rouge qui nous sont parvenus à partir d’octobre – jamais auparavant – en contrepartie de l’aide que la Croix-Rouge Internationale apportait aux prisonniers allemands en France. Colis sur lesquels, comme il leur paraissait tout normal de le faire, les S.S. prélevaient leur dîme.

Il y avait dans le camp une douzaine de peintres français. Ils ont symboliquement sauvé l’honneur de leur pays sans effacer la tâche indélébile qui souille les noms de douze autres artistes de renommée mondiale qui, en 1941, ont cru, par peur et pour certains par conviction, devoir venir s’incliner devant le Nazisme à Weimar, situé à 4 kilomètres de Buchenwald.

Nous avons tous dessiné. Je ne détiens nullement le monopole de cette action. Nous nous sommes tous entraidés. Et nous l’avons tous fait dans le but de témoigner. Aussi parce que c’était dans notre fonction normale de le faire, et enfin, parce que tous nos camarades nous y encourageaient, nous protégeaient pour l’évidente raison qu’ils pensaient que c’était aussi leur affaire. Sans quoi comment aurions-nous pu continuer à demeurer des artistes jusque dans la gueule du monstre ?

Si j’ai fait beaucoup de dessins rapides et quelques rares aquarelles, dans le bruit et l’entassement du block, m’isolant en me sentant protégé par la cohue même et l’attention affectueuse des camarades qui m’entouraient, j’y ai fait aussi quelques portraits le plus fouillés possible, en plusieurs séances, où j’ai essayé de joindre la psychologie à la plastique. C’était exécuté dans un but précis dont je me gardais bien de dire la signification. Je me disais, de mes modèles :  » S’il n’en revient pas, ce sera pour sa famille et si je n’en sors pas, peut-être, d’autres les remettront « . Aucun de ceux qui me prêtèrent leur visage n’ont péri là-bas. Au retour, j’ai donné quelques-uns de ces dessins-là, j’en ai conservés d’autres. Ici intervient une question qui peut légitimement se poser.

Pourquoi, fatigués comme ils l’étaient, affamés, ayant pour certains à assumer des responsabilités clandestines, se prêtaient-ils à mes investigatoins, se soumettaient-ils à ma scrutation fraternelle ? Sinon poussés par le désir ancestral de laisser une trace d’eux-mêmes qui fut à la fois lisible et transmissible à d’autres. Et aussi parce que cela leur faisait du bien, je le savais.

Je me souviens du portrait que j’ai tracé de Maurice Hewitt. Le vieil et grand musicien qu’il était, inclus dans cette géhenne, n’y comprenant pas grand-chose, ne percevant pas clairement la somme des risques encourus pour sa protection par d’autres qui ne savaient pas lire une portée musicale mais qu’il aidait à vivre en jouant de ce violon crin-crin, obtenu de l’orchestre du camp – cet orchestre qui accompagnait les départs des commandos au travail et leur retour – cet homme que son action résistante avait exposé à la violence imbécile, à la volonté d’humiliation, me parlait de sa vie passée, de ses concerts et peu à peu s’effaçait l’affreux décor, il redevenait libre et sur ses lèvres se dessinait comme l’esquisse du sourire apaisé, naïf et bon. Il était ailleurs, il avait chaud.

Moi, j’avais la conscience bien éveillée, j’ai toujours absolument refusé de m’évader d’une réalité qu’en fin d’analyse nous ne pouvions vaincre que dans la clarté et la détermination. Et c’est bien d’avoir su regarder et comprendre qui m’a sauvé mais dans la mesure où les autres ont su m’y aider et qu’ils avaient aussi compris que pour moi vivre c’était dessiner. Encore a-t-il fallu que mes camarades qui ne savaient pas distinguer un trait vivant d’un trait quelconque aient voulu et su soutenir ma main habile.

Mon histoire c’est celle de tous mes confrères là-bas. Chacun d’eux a fait ce que son talent lui permettait. Certains ont compris pourquoi, d’autres non. Une même expérience peut être diversement ressentie. Ainsi va la vie et la mort des hommes, ainsi celle des sociétés.

Boris TASLITZKY, Le Serment, n° 133, mars-avril 1980.