Des centres d'expérimentation sur l'homme

Dans les camps de concentration nazis, les S.S. avaient organisé un certain nombre de centres d'expérimentation sur l'homme. Tous dépendaient de l'Hygiène-Institut der Waffen S.S. à Berlin à la tête duquel était le professeur Mrugowski. Chacun de ces centres était dirigé par un médecin.

A Buchenwald, le centre expérimental concernait le typhus exanthématique. Il comportait un service clinique situé au milieu du grand camp, rigoureusement isolé de celui-ci par une double rangées de barbelés. Il était impossible d'y pénétrer à moins d'y être autorisé par le chef du block en personne.

Ce service clinique occupait un grand block en pierre, le block 46. Celui-ci était composé de quatre salles et était aménagé en clinique de luxe. Les planchers était encaustiqués et brillaient impeccablement. Les lits au nombre de 90 environ, étaient de bons lits d'hôpital sans étages superposés. La literie était propre et recouverte d'édredons à damiers blancs et bleus.

Le personnel infirmier était nombreux. Il était soumis à une discipline très stricte, devait s'imposer un sévère mutisme, était pratiquement presque cloîtré dans le block 46. Mais en échange, il bénéficiait de substantiels avantages matériels. Il était constitué surtout d'anciens malades.

On disposait dans ce block, en abondance, d'une alimentation très riche et très variée, en plus des rations du camp : lait (un demi-litre par malade), beurre (50 gr.), pain blanc, un œuf, confiture et miel artificiel, sucre, soupes sucrées au lait avec flocons d'avoine, semoule, farine blanche ou pâtes.

On y disposait aussi de tous les médicaments nécessaires par milliers d'ampoules et dizaines de milliers de comprimés : toniques cardiaques et circulatoires, sédatifs nerveux, opiacés et codéine, sulfamides, sérum glucose, etc.

Il est bon de souligner que ces aliments et ces médicaments manquaient totalement dans le camp. Le block 46 était à la fois un centre d'hospitalisation pour typhus spontané et un centre de typhus expérimental.

Le grand chef du block 46 était le médecin S.S. le Sturm-bannführer Schuler-Ding, directeur de l'Institut d'hygiène (block 50), qui comportait des laboratoires de diagnostic et de recherches ainsi qu'un centre de fabrication de vaccin antityphique pour l'armée allemande. Schuler-Ding venait rarement dans le block 46. Il donnait les directives expérimentales. Le chef permanent administratif et médical était un détenu, non médecin, le kapo Arthur Dietsche, arrêté déjà sous le gouvernement de Weimar, ancien sous-officier. C'est lui qui examinait les malades, qui les auscultait, qui prescrivait les médicaments. Jusqu'en mars 1945 aucun médecin détenu n'a pénétré dans ce centre. A ce moment, j'eus l'occasion d'y examiner des typhiques à plusieurs reprises. Elles ne manquaient pas d'humour les consultations avec Dietsche ! Gravement nous discutions des symptômes pulmonaires et des manifestations encéphaliques. Bien mieux, Dietsche était dans tout l'hôpital le consultant obligatoire pour tout ce qui concernait le typhus. Les médecins, le professeur Charles Richet par exemple, étaient obligés de se plier à ses avis.

C'est aussi Dietsche qui pratiquait les inoculations de typhus d'homme à homme. Ces inoculations étaient faites avec du sang prélevé à la veine du 4e au 6e jours de la maladie, presque toujours au 5e jour. Ce sang était réinjecté par voie intraveineuse ou par voie sous-cutanée.

Comment étaient choisis les cobayes humains, ou comme les appelait Dietsche les « Kanikel » (lapins) ? Parmi trois catégories de détenus :

Des détenus de droit commun (triangles verts), le plus souvent des bandits, dont la perte n'était guère à déplorer. Ils constituaient la majorité des victimes. Plusieurs infirmiers du block 46 étaient des « verts » rescapés. Ils obéissaient avec une discipline rigoureuse à Dietsche et trouvaient naturel que se poursuivent les inoculations à l'homme dont eux-mêmes avaient été l'objet.

Des volontaires, détenus épuisés physiquement et moralement. Ils connaissaient les dangers considérables qu'ils couraient en se laissant inoculer. Mais s'ils survivaient à l'infection ils restaient trois mois dans le block 46 avec une alimentation très abondante sans aucun travail. Ils choisissaient un mode de suicide donnant un certain nombre de chances de survie.

3° Mais aussi des détenus politiques non volontaires. Ceux-ci étaient désignés surtout lors d'expériences nécessitant un grand nombre d'individus.

Dans la désignation de ces divers cobayes le kapo Dietsche jouait un rôle important. Le haut parleur du camp les convoquait soit à la porte d'entrée du camp, soit à l'infirmerie. De là ils étaient conduits au block 46.

Robert WAITZ, De l’Université aux camps de concentration. Témoignages strasbourgeois, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 1947, pp.109-111