Cette possibilité qui m'était offerte de dire la messe me mettait dans l'embarras (Kommando de Janowitz)

Vers la mi-novembre, un Polonais m'apporta au retour du travail, un très beau verre en cristal et un petit paquet contenant une vingtaine d'hosties, un linge blanc et un flacon de vin. Il me dit que ces objets lui avaient été remis par un ouvrier tchèque qui les avait reçus d'un curé du voisinage. A vrai dire, cette possibilité qui m'était offerte de dire la messe me mettait dans l'embarras. Cela n'était pas dans la ligne de conduite que je m'étais imposée. Je voyais clairement qu'en disant la messe, je compromettais l'efficacité d'un témoignage sacerdotal basé tout entier sur l'obéissance dans la dignité et sur la noblesse humaine de chacun de mes gestes. Puisque la suggestion venait d'ailleurs, j'ai obéi. J'ai cédé n'ayant pas la possibilité de m'expliquer ni d'autre moyen de dire merci.

Le dimanche qui a suivi, j'ai cru pouvoir profiter de la tranquillité de ce jour pour célébrer la messe. Je l'ai dite dans le coin de la baraque où se trouvait mon lit. J'ai averti trois ou quatre chrétiens, tenant à faire la chose le plus discrètement possible. Des Polonais découvrant ce que je faisais, ont alerté leurs voisins. J'ai mal prié, j'étais inquiet, j'avais conscience de commettre un impair. Dans la soirée les Kapos ont eu vent de la chose. Le Kapo noir est venu fouiller mon lit, il a trouvé le verre de cristal qu'il eut joie à emporter et m'a fait des reproches que je n'ai pas compris. Il ne m'a pas frappé. Le lendemain, au moment du départ pour le travail, j'étais sur les rangs avec les autres. Le Kapo Muller vint me cueillir. Il me montra la bande de terrain entre la baraque et la clôture où jamais personne ne passait et m'ordonna de ramasser toutes les ordures qui s'y trouvaient. Tout en accomplissant la besogne, j'ai eu peur. J'ai même eu très peur, étant donné le sort réservé quelques semaines auparavant à l'un des nôtres (Zenzen) qui s'était évadé et qui fut repris, et, comme une bête, ramené au camp. [...]

Au camp Zenzen fut battu à mort par Muller, kapo assassin, et par le Kapo noir, homosexuel et bandit qui frappait les gens surtout les Français, pour son plaisir. Comme au réveil Zenzen vivait encore, il fut mis dehors à une quinzaine de mètres du mirador. En partant au travail dans nos différents chantiers, nous avons constaté que Muller traçait un cercle sur le sol autour de ses pieds et que l'arme du mirador était braquée sur lui. Quand nous sommes rentrés en fin de journée nous avons vu le corps de Zenzen allongé sur une table. Le fusil mitrailleur du mirador l'avait déchiqueté. [...]

Ma peur était justifiée, puisque cette corvée me plaçait dans le champ de tir de la mitrailleuse du mirador. Elle m'avait été imposée par Muller, celui qui avait tracé le rond autour de Zenzen. J'ignorais les consignes qu'il avait pu donner à la sentinelle. Il paraît que mes camarades partis au travail étaient inquiets à mon sujet. Il savait que j'avais mérité le pire. Je fus soulagé quand, à l'heure de midi, on vint me chercher pour que je reçoive ma portion de soupe. Je fus totalement rassuré quand, dans l'après-midi, je partis au travail avec les autres.

Louis POUTRAIN, La déportation au cœur d'une vie, Les Editions du CERF, Paris, 1982, p. 145