Ces vivants grouillant comme des insectes autour des cadavres

Figurez-vous cinq cents cadavres, les uns en vrac à travers les allées et d’autres en tas comme des bûches de bois, sous un soleil de début mai qui s’était mis à taper comme un sourd depuis deux jours, avec des mouches partout, le typhus dans dix baraques, et trois ou quatre cas de choléra en supplément. Les Américains ne savaient plus où donner de la tête ; ils sont allés chercher tous les habitants du village, ce qu’il en restait tout au moins, les vieux, les femmes, les gosses, tous mobilisés en vitesse, au sifflet, et même à coups de botte dans les fesses, pour certains – le vieux marchand de chandails en était forcément, malgré sa patte raide ! – une bonne moitié chargée de creuser les fosses et de préparer les croix, l’autre moitié avec tout ce qui avait pu être rassemblé comme charrettes, en route vers le camp pour ramasser les morts. [...]

Je m’en souviendrai toute ma vie, poursuivit Gustave, de ces vivants grouillant comme des insectes autour des cadavres ; tous, hommes et femmes, s’étaient mis des chiffons sur le nez et avaient glissé leurs mains dans des gants ; et il y avait aussi des jeunes filles dans le lot ; elles s’étaient faites belles, avec des jupes larges, rouges ou vertes, à la mode tyrolienne, histoire de plaire aux Américains car elles n’imaginaient évidemment pas, au départ, le travail qu’elles allaient devoir faire.

Paul TILLARD, Le pain des temps maudits, suivi de Mauthausen, Paris, L’Harmattan, 2007, pp.17-18