Cela n’empêchait pas qu’on s’endurcisse de façon anormale

Notre sensibilité se transformait. Nous avons toujours lutté pour nous en sortir, mais cela n’empêchait pas qu’on s’endurcisse de façon anormale. Tiens, je te citerai deux exemples.

Le premier : quelques compagnons et moi on se promenait sur l’Appellplatz. On a discuté un bon moment et on a vu une charrette toute pleine de morts. On a discuté un bon moment pour savoir combien il y en avait. A la fin, on s’est approché, on a compté d’abord les têtes et ensuite les pieds. Quand on a eu terminé, on a divisé par deux. On observait la mort et les morts avec la même tranquillité qu’on a aujourd’hui pour parler d’une rage de dents.

Le deuxième : un déporté devait être pendu. On nous faisait tous mettre en rangs sur l’Appellplatz. Le bourreau ne savait pas bien passer la corde dans le gibet. Il ouvrait la trappe, la corde se cassait et le déporté était toujours vivant. Il essayait une deuxième fois et, cette fois encore, la corde cassait. La troisième fois était la bonne : le bourreau passait la corde correctement et le déporté était resté pendu. Eh bien, quand il est resté pendu, on a tous laissé échapper un soupir de soulagement. On ne pouvait rien faire pour le pendu et plus vite il mourrait, plus vite on rentrerait au Block pour dîner.

Miquel SERRA GRABULOSA, in Montserrat ROIG, Les Catalans dans les camps nazis, Triangle bleu - Génériques, 2005, p.380