Ce Jugendlager était l'antichambre de la mort

Au moment où fut créé le Jugendlager toutes les précautions furent prises pendant les premiers jours pour donner confiance aux malades et aux femmes affaiblies qu'on y envoyait. En particulier, le camp fut doté d'un Revier qui devait être dirigé par une doctoresse prisonnière française parfaitement honorable et connue comme telle (5-10 décembre 1944). Bien entendu, la comédie ne dura pas, car on sut tout de suite que le Revier en question n'avait ni médicament ni chauffage et pas même de paillasses, et que les malades qui arrivaient au camp étaient immédiatement dépouillées de leur manteau et de tous leurs lainages et obligées de rester debout dans la neige pendant des journées entières presque sans nourriture, principes qu'on retrouve dans beaucoup de camps d'extermination et qui semblent n'avoir aucune raison d'être, car les plus malades, précisément, étaient gazées chaque soir. Ce surcroît de souffrances était donc gratuit et ne servait même pas à économiser du gaz. Je souhaite vivement que les magistrats chargés d'instruire les procès des commandants Suhren et Schwartzhuber essaient de savoir à quel principe ou à quelle circulaire cela correspondait.

Les doctoresses et infirmières, au bout de quelques jours à peine, furent rappelées au vieux camp, mais, ce qui semble ahurissant, c'est que le Revier fut théoriquement maintenu, avec comme personnel médical deux SS, dits Sanitätsdienst, nommés Rose et X... (dont le rôle exclusif était d'assommer les malades qui refusaient d'avaler le poison) et une prisonnière appelée Vera Salvequart, véritable monstre, qui était chargée de l'empoisonnement. Quand un contingent de femmes arrivait au Jugendlager, elles étaient réparties dans les blocks et soumises au froid et à la faim intense, mais un petit nombre d'entre elles, prises rigoureusement au hasard, étaient réservées pour le prétendu Revier et là mouraient, soit de misère, soit par le poison. Ce fut le cas d'une de nos camarades, agrégée de lettres, jeune femme réservée et exquise, d'une culture originale et profondément réfléchie, qui mourut assommée pour avoir refusé d'avaler sa dose.

La seule explication plausible de cette incohérence et de cette complication apparentes est, à mon avis, une ventilation de la mortalité, dont je présume qu'elle est une invention du commandant Suhren.

Sur le registre du camp, les femmes envoyées à la chambre à gaz figuraient sous la rubrique « parties pour le camp de Mittwerda », ou « sana », ce qui fait que, sur le papier, le Jugendlager était un camp extraordinaire, où l'on ne mourait presque pas. Au contraire, les femmes qui étaient empoisonnées ou assommées au Revier figuraient comme mortes de mort naturelle sur les registres, et il en fallait tout de même quelques-unes pour la vraisemblance. Mais vis-à-vis de qui ? Qui voulait-on tromper ? Les prisonnières, peut-être ? Mais celles-ci voulaient absolument croire à l'histoire de Mittwerda, ne se souciaient pas de statistiques et risquaient d'être beaucoup plus frappées par les horreurs qui transpiraient sur ce simulacre d'hôpital que par une invraisemblance dans les chiffres qu'elles avaient beaucoup de chance d'ignorer. Par fétichisme administratif ? Peut-être. Le commandant rêvait sans doute d'une extermination totale des témoins, d'un nettoyage par la mort, et dans un camp totalement vide et impeccablement ratissé par la dernière prisonnière, de belles statistiques prouvant qu'on y mourait moins qu'ailleurs et que tout y était « parfaitement correct ».

Mais même de ce Jugendlager, qui était l'antichambre de la mort, il y a des femmes qui sont revenues. Et même de ce Revier du Jugendlager il y a des survivantes : une en particulier, très habile à l'aiguille, avait commencé je ne sais quel tricot ou quelle broderie pour la redoutable Vera Salvequart. Chaque soir, Vera exigeait que le travail fût terminé le lendemain, mais la malheureuse inventait chaque matin une nouvelle fleur ou un nouveau feston et, entre-temps, étant nourrie, reprenait des forces. Il y avait parfois des récupérations de main-d'œuvre au Jugendlager. Elle a fait partie de l'une d'elles.

Germaine TILLION, Cahiers de Ravensbrück, La Baconnière, Neuchâtel, 1947