Ça vous rapporte beaucoup le métier que vous faites ?

Le 6 janvier 1944, à 5 heures du soir, deux jeunes gens de vingt ou vingt-deux ans entrèrent dans un petit magasin de couture que j'avais, rue Chazelle. Je m'en occupais encore quoique, étant juive, je n'en eusse pas le droit.

 

Depuis plusieurs mois, pour plus de sécurité, j'avais mis l'affaire au nom d'un ami. Ils me demandent si ce magasin m'appartient. Je réponds :
- Non, pourquoi ? et que voulez-vous ?
- Voir vos papiers d'identité.
- De quel droit ?

Ils me montrent leur carte de miliciens en cachant leur nom de deux doigts. Faisant semblant de chercher quelque chose, j'arrive à dissimuler, sous une pile de tissus, une fausse carte d'identité qui était dans mon sac, et je leur montre ma vraie carte bien en règle, avec le cachet « Juive ».

Ne trouvant rien à redire à cette carte, ils me demandent ce que je fais dans ce magasin, car je dois savoir qu'il est interdit aux juifs de pénétrer dans les boutiques à certaines heures. Je dis que je suis venue en visite chez le propriétaire qui est mon ami. Ils sourient ironiquement et me disent : « Montrez-nous quel manteau vous mettez pour sortir.» Je ne portais jamais l'étoile jaune et mon manteau n'en avait pas. J’ouvre le tiroir d'une table, je prends une étoile que je savais y être et l'épingle sur mon corsage, devant eux, en disant :
- Ça vous suffit ?  

Ils sourient encore, l'air bon enfant, et déclarent que tout cela n'est pas grave, mais que je dois tout de même les accompagner au commissariat du boulevard Malesherbes pour donner quelques renseignements.
Je demande à quel sujet. Ils répondent : « Nous ne savons pas, mais ce ne sera sûrement pas long. »

Je les regarde bien en face et : « Dites-moi franchement si c'est sérieux et si je dois me vêtir chaudement, ou si, vraiment, ce ne sera qu'un interrogatoire ? » Ils ne répondent rien, le regard fuyant, l'air embarrassé.

Je comprends ; j'attrape un gros manteau en poil de chameau et un capuchon, et leur dit :
- Bon, allons.

Nous partons. Je marche derrière eux en fredonnant, pour cacher mon inquiétude.
- Vous avez du toupet de chanter ! dit l'un d'eux.
- Que voulez-vous que je fasse, que je pleure ? Vous seriez contents. Mais dites-moi, ça vous rapporte beaucoup le métier que vous faites ?

Furieux, ils disent :
- Faites attention à vos paroles !
- Bah ! au point où j'en suis, qu'est-ce que je risque ! et reprends ma chanson.

En arrivant au commissariat, l'un d'eux se précipite au téléphone, forme un numéro et dit, très fier de lui: « Nous en tenons encore une !... » Puis, tous deux s'en vont me laissant là. Je décline nom et prénoms à un secrétaire du commissariat qui m'informe que le panier à salade passera vers 11 heures pour m'emmener au dépôt. Je m'assieds sur un banc, à côté d'une marchande de harengs fumés, qui, arrêtée depuis quelques minutes, essaye de séduire les agents du poste de police en leur offrant, à des prix d'amis, les harengs qui lui restent.

Je me débrouille pour glisser à la marchande de harengs l'adresse de mon frère et la supplie d'aller, dès sa sortie du commissariat, le prévenir de mon arrestation et lui dire qu'il prenne garde à lui, qu'il se cache. J'ai su, à mon retour, qu’elle avait fait très consciencieusement ce que je lui demandais.

A 11 heures, la voiture cellulaire vint, en effet, et conduite au dépôt, je passai une nuit en compagnie de filles publiques. Le lendemain, à midi, une autre voiture nous mena (une quinzaine de juifs réunis au dépôt) jusqu'au camp de Drancy.

Suzanne BIRNBAUM, Une Française juive est revenue. Auschwitz, Belsen, Raguhn, Chapitre I, "De Drancy à Auschwitz", pp.13-15, Paris, Editions du Livre Français, 1946, (réédité par l'Amicale des Déportés d'Auschwitz et des Camps de Haute Silésie, 2003)