Au moment de poser la jambe de force, elle était trop courte de 20 cm

Le sol était gelé et recouvert d'une épaisse couche de neige. Notre travail consistait, ce jour là, à poser une clôture autour du block que nous appelions l'antichambre du crématoire, ceci pour empêcher les curieux de voir ce qui se passait dans cette baraque de la mort. Notre Vorarbeiter, grand sauvage au chapeau de cow-boy, nous distribua le matériel : poteaux de bois, clous et barbelés et nous promit une soupe supplémentaire si le travail était fini pour le soir.

Avec ardeur, les uns firent les trous, les autres plantèrent les poteaux et tendirent les fils barbelés.

Max et moi‑même, toujours inséparables et avec peut-être un peu de prétention, nous nous étions réservés le travail le plus difficile ! Moi, en qualité d'ingénieur, je prenais les mesures d'une contrefiche destinée à maintenir le poteau de la porte et Max, en sa qualité d'entrepreneur, devait couper cette contrefiche. Nous n'avons jamais pu savoir, et nous en discutions encore après 25 ans, quel est celui qui avait fait la blague, mais au moment de poser la jambe de force, elle était trop courte de 20 cm. Alors, très vite, un petit tas de neige bien tassé nous aida à faire tenir la pièce de bois. Hélas ! Quand notre Vorarbeiter arriva le soir et secoua la palissade pour contrôler la solidité de notre travail, notre échafaudage s'écroula et notre seau de soupe reçut un magistral coup de pied et se répandit dans la neige.

Nous faillîmes être lynchés par nos camarades qui avaient travaillé toute la journée les pieds dans la neige et les mains bleuies par le froid en pensant à cette soupe.

René PHILIPPON, Le Serment. Buchenwald, Dora et Kommandos, 1972, n°86